L'AUTODIDACTISME FACE À LA FORMATION

 

L'AUTODIDACTISME FACE À LA FORMATION


"Les Poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage" disait Jean-Paul Sartre.
La poésie, exposant sans doute plus d'idées profondes que la philosophie, celle-ci ne servant que la raison, rigide et sévère, privée de cette imagination, de l'enthousiasme et de l'inspiration divine. Ces moyens, mis à la disposition du Poète, vont plus loin dans la sensibilité humaine. La poésie n'est pas coupée du monde, pour autant : elle reflète la société. Elle l'exprime en une idée de rapidité et de douceur à la fois.

"Il faut que le son et le sens ne se puissent séparer et se répondent indéfiniment dans la mémoire" Paul Valery. Variété. 1924). Par conséquent, la poésie vient remplacer la philosophie lorsque celle-ci s'épuise et échoue à proposer des réponses.

La poésie est autodidacte car elle dépend de l'inspiration qui est un don. Et l'inspiration est innée. On naît Poète, contrairement à la prose qui demande un véritable travail : on devient prosateur, on apprend à le devenir. C'est pour cela que les Poètes échappent aux lois des grammairiens. Ils font, avec la langue dont ils usent, tout ce qu'ils veulent. Le Poète est un "mélomane-écrivain" puisqu'il recherche, avant tout, dans sa composition, une expérimentation musicale, pragmatique, astucieuse et efficace, mélodieuse et sacrée. Une sorte de résonance qui exprime des idées ou des sentiments, en se préoccupant du rythme, des mesures, des assonances, des allitérations.

Dans cette forme d'auto-apprentissage (ou d'autoformation) l'autodidacte Poète ou poète confirmé, poursuit son interminable chemin dans la culture dominante, parallèlement à une hétéro formation active dans le creux de l'activité quotidienne, en exerçant son "apprentissage" aux faveurs, bien souvent, d'une formation nocturne, si précieuse, permettant d'advenir à ce que le temps de la journée, habituellement préréglé et pré-usiné, étouffe et canalise.

L'autodidacte remplit aussi, bien sûr, tous les espaces vides de la journée tant son désir et sa volonté lui permettent ces "parenthèses" à potentialités auto-apprenantes. C'est dans ces moments là où il se trouve le mieux confronté à lui-même, en une sorte d'auto-examen, qu'il peut reconstituer son énergie pour parvenir à son but. Ceci explique la motivation et le mécanisme de son aspiration au savoir. Toujours désireux de changer le monde, le Poète commence par changer la langue et par refuser de s'enliser dans l'usage instrumental de la linguistique. Il poursuit imperturbablement son travail méthodique pour détourner le langage rhétorique dit délibératif, ne se laissant entraîner par l'attirance trompeuse d'une recherche linguistique froide, figée bien souvent dans l'incompréhensible, et dont quelques intellectuels d'avant-garde se torturent et se minent l'esprit, tout en se croyant être l'élite d'aujourd'hui, alors que demain, sans remords, les oubliera, comme dit Gilles Sorgel.

Jean-Paul Sartre, toujours lui, dans "Qu'est ce que la littérature ?" 1947. Ed. Gallimard, a écrit : "Le Poète s'est retiré d'un seul coup du langage instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non des signes.[…] l'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le Poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques, pour le second, ils restent à l'état sauvage."

Par son acquisition "sauvage" de savoirs en dehors des institutions éducatives, qui font toujours paraître, plus ou moins suspecte aux yeux des détenteurs du savoir légitimé, la Poète (l'autodidacte) reçoit et renvoie en un écho immédiat les dysfonctionnements sociaux, que ce soit sur le plan scolaire ou sur celui, plus général, du fonctionnement de la société.

Richard Hoggart utilise un terme élégant et évocateur pour qualifier les autodidactes, par une belle métaphore : "Ils sont l'antenne sensible de la société".

N'oublions pas, et je m'adresse à tous les lettrés ayant un goût affirmé pour les activités de l'esprit, que l'autodidaxie n'est pas uniquement le fait de sujets peu ou pas scolarisés, puisqu'elle peut concerner chacun d'entre nous, qu'il ait, ou non, effectué de longues études, ce qui permet de détacher l'autodidaxie de cette image dont se plaisent à ironiser certains érudits sous le couvert d'un sourire dédaigneux et crispé. Ils pensent que l'autodidacte manque de formation et fait fausse route, l'enfermant ainsi dans une connotation "misérabiliste" ou prolétaire.

Victor HUGO disait : "Les grands artistes ont du hasard dans leur talent et du talent dans leur hasard". Il offrait ainsi, je pense, un indubitable témoignage pour explorer, à même la vie la plus commune, ce que c’est qu’être artiste de sa vie et donc, sans doute autodidacte.

L’autodidacte ne sait pas qu’il sait puisque les savoirs qu’il construit comme tout un chacun ne le sont généralement dans aucun champ de reconnaissance institutionnalisé. Le poète n’est-il pas celui qui pense avec tous les événements de la vie pour "l’inventer", sans risquer de se la voir confisquer dans des modèles de prêt-à-porter ou de prêt-à-penser ?

C’est à l’âge de 13 ans seulement que Victor HUGO s’expérimente à la versification de manière autodidacte. De tâtonnements en tâtonnements , il s'apprit lui-même la mesure, la césure, la rime et l'entrecroisement des rimes masculines et féminines. Quand il s'apercevait que ça n'allait pas il recommençait, changeait, cherchait jusqu'à ce que son oreille ne fût plus choquée. On mesure combien sa passion, dont rien ne pouvait étancher sa soif d’en connaître davantage, l’a conduit à devenir le plus célèbre des poètes, en s'autorisant la déviance et la résistance aux conformismes établis.

Pour un autodidacte, tendre vers ses rêves est naturel puisqu’il sent qu’il mérite de les atteindre. Il va donc "agir", au lieu d’attendre et d’espérer. C’est de ce principe que provient sa motivation inébranlable à apprendre. L’autre principe de base d’un autodidacte est sa détermination inébranlable à "comprendre" les choses. Ça n’a rien à voir avec "connaître" comment les choses sont. Il veut comprendre comment elles "fonctionnent". Il y a une ligne très mince entre connaitre une formule mathématique et la comprendre, mais il y a un monde de différence entre les applications pratiques.

C'est sans doute pour cela que l'autodidacte est le plus souvent en conflit avec son milieu qui le tire vers le bas et avec lequel il voudrait bien se réconcilier mais sans renoncer aux valeurs qu'il s'est données par la fréquentation des grands auteurs, alors que, à l'inverse, l'écrivain académique, à l'aise dans la culture légitimée, aperçoit l'envers de cette grandeur qui pour lui n'a plus de mystère et ne nourrit plus ses rêves. D'un côté, la "force sauvage" (si je puis dire) d'un sujet qui va accéder au langage, de l'autre, l'univers du "professionnel" qui ayant épuisé les prestiges du verbe revient vers l'existence et poursuit son chemin, sans illusion.


On peut comprendre l'agacement à l'égard des autodidactes fiers de leur réussite, et qui sera ressentie par "certains" intellectuels comme des gens ayant acquis par leurs propres moyens une position, et pouvant discuter d'égal à égal en le faisant savoir. Que ces inconditionnels de la culture enseignée, bardés d'une panoplie de diplômes, et ayant acquis leur notoriété dans les livres préfabriqués sur les bancs des Universités, sachent qu'être autodidacte, chez le Poète, comme dans tout autre discipline, est l'essence même des philosophes. L'autodidacte refuse d'être "formaté" en prouvant que par soi-même l'on peut gravir les échelons de la société et de la connaissance, et franchir les montagnes sans avoir appris à fabriquer des chaussures à crampons.

Il est possible de trouver les connexions nécessaires pour s'épanouir à son "apprentissage" en dehors d'une chapelle unique.

Henry Fourès, spécialiste de l'Histoire de l'Art au C.N.S.M de Paris, à l'Académie de Vienne, et à l'Université de Berlin, a donné une excellente définition, lui aussi, sur les autodidactes face à la formation classique :

"Dans sa configuration la plus aboutie, et ce n'est pas un paradoxe, l'autodidactisme est peut-être l'expression de l'attitude la plus professionnelle, quel que soit son champ d'expression esthétique."

"La poésie se fait dans un lit comme l'amour
Ses draps défaits sont l'aurore des choses
La poésie se fait dans les bois
[…]
L'étreinte poétique comme l'étreinte de la chair
Tant qu'elle dure
Défend toute échappée sur la misère du monde."
André Breton.

(Sur les routes de San Romano. 1948)


Le Poète, parce qu'il est autodidacte de cœur et d'esprit, impose son œuvre librement à la Nature, libéré des carcans de l'étude scientifique du langage. De ce fait, il la modèle à sa guise, lié au seul plaisir de la simplicité et de l'authenticité des mots, de leur musicalité, et heureux d'avoir découvert une ressemblance entre deux objets, de rassembler ces deux objets, faisant d'un l'un l'image de l'autre, les mettant en rapport. Ce qui distingue l’autodidacte de celui qui a fait des études, ce n’est pas l’ampleur des connaissances, mais des degrés différents de vitalité et de confiance en soi.

LAUGIER André

Sources : La Poésie. J. Louis Joubert. Armand Colin. Cursus. 1998.
Précis des figures de style. Christine Kein-Lataud. Ed du Gref. 1991.
Qu'est-ce que la littérature ? Jean-Paul Sartre. Gallimard.)

 

 

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Date de dernière mise à jour : 2024-03-15 19:18:35

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