THÉOLOGIE POÉTIQUE

ESSAI.


En suggérant le mystère, mais aussi en établissant des "correspondances" entre le monde matériel sensible et le monde spirituel, autrement dit entre l'ici-bas et l'au-delà, non pas en instituant par la peinture du monde ou d'un objet, mais bien par l'effet qu'il produit, la poésie serait-elle concurrente de la religion, dès lors qu'elle devient un moyen à part entière de connaissance et de révélation ?

Le chant liturgique des psaumes n'est-il pas une des plus belles représentations des plus divines et poétiques chansons d'amour qui existent ? Les plus grands poètes ont été fascinés par le Bible ; et c'est en vue du chant public que Clément Marot et Bèze ont mis en vers les psaumes. Le discours poétique de Marot fait participer le monde profane du monde religieux et demande que toute vie soit l'imitation de celle du Christ. Ma réception de leur œuvre atteste que sa valeur dépasse de loin le rôle fonctionnel. Bien entendu il n'est pas question, dans cet article, pour moi, de prétendre qu'une version poétique des Psaumes puisse se substituer aux traductions habituelles de la Bible. Elle n'en a pas moins, en tout cas, le privilège d'une musique intérieure dont la complicité est prenante et ne peut être écartée, même si elle est forcément moins exacte, parce que soumise aux contraintes de la forme balançant entre littérature et paraphrase. On peut considérer qu'il s'agit d'une approche différente mais qui ne manque pas de nous surprendre, non sans force et sans grâce, du texte de l'Écriture.

L'illuminisme, dont la doctrine a marqué le XVIIe siècle en réaction contre le matérialisme et l'athéisme des philosophes, tendait à prouver que le monde matériel est en fait sous-jacent des forces invisibles supérieures, que seuls les initiés peuvent exploiter. Il en était de même pour Platon, philosophe grec, qui affirmait que les réalités concrètes du monde ne sont que les ombres ou les reflets d'un monde supérieur et invisible, qu'il appelait : "le monde des idées pures". Le grand Hugo, lui-même, dans la préface de ses "Odes", écrivait : Sous le monde réel, il existe un monde idéal qui se montre resplendissant à l'œil de ceux que les méditations graves ont accoutumé à voir dans les choses plus que les choses. La force du poème ne peut que s'augmenter du mystère dans lequel on le drape. Et ce n'est sans doute pas sans raison que la tradition mythique prête à "Orphée" l'origine de certains cultes à mystères. Mallarmé souhaitait, pour la poésie, une langue immaculée – des formules hiératiques dont l'étude aride aveugle le profane […]

En fait, il est difficile d'expliquer la poésie. On la ressent, tout simplement, dans une forme de communion qui se suffit à elle-même. Elle est l'âme qui parle à l'âme. Dieu est la parole et le Christ est la chair. La faculté de la parole chez l'homme serait donc une faculté divine, puisque le mot, en lui-même, possède un pouvoir divin. La poésie appartient-elle au domaine de la pensée davantage qu'à l'imagination et à la sensibilité ?


Sache que je parle aujourd'hui
Pour annoncer au monde entier
Qu'enfin est né l'art de prédire. (Apollinaire)



Le poète serait-il un devin, un voyant qui est capable de distinguer ce qui demeure invisible aux yeux des autres hommes, apercevant ainsi Dieu, l'éternité et les cieux ? Servirait-il la poésie un peu comme un poète consacré à une divinité les servirait de tout son dévouement et de tout son zèle ?

Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir". (A. Rimbaud)


Je pense que la poésie est étroitement liée à la religion, puisque poésie et amour sont les deux seules forces capables de vaincre la mort, même si cette victoire demeure fragile, menacée sans cesse par l'impatience et le désir. Un peu comme "Orphée" se risquant au-delà des frontières de la mort, le poète, il me semble, apparaît comme l'homme qui peut transgresser les interdits et oser regarder l'invisible en face. On peut donc accepter la glose mystique ou la transe verbale qui tentent de recréer la fascination exercée par la parole poétique. Au delà des apparences, la poésie découvre des essences, c'est-à-dire le secret des êtres et des choses.

Souvenons-nous des auteurs cisterciens du XIIe siècle et de leur rapport avec la Bible : il la lisaient comme un "immense poème", où d'un bout à l'autre ; mots et images s'appelaient et se répondaient, en d'infinies harmoniques. Si, de nos jours, nous voulions caractériser au plus juste leur lecture de la Bible, ne pourrait-on l'appeler autrement qu'une lecture "poétique". À condition, bien entendu, que l'on dépasse un certain nombre de clichés et de préjugés, et que l'on adhère au regard porté ici sur la poésie.

Jean Paul II, sur le plan de l'expérience religieuse disait : "L'art, quand il est authentique, a une profonde affinité avec le monde de la foi, à tel point que, même lorsque la culture s'éloigne considérablement de l'Église, il continue à constituer une sorte de pont jeté vers l'expérience religieuse. Parce qu'il est recherche de la beauté, fruit d'une imagination qui va au-delà du quotidien, l'art est par nature une sorte d'appel au mystère. Même lorsqu'il scrute les plus obscures profondeurs de l'âme ou les bouleversants aspects du mal, l'artiste fait en quelque sorte la voix de l'attente universelle d'une rédemption".

La lecture de la poésie est enracinée dans nos mémoires depuis des siècles et, pour cette raison, il me semble qu'elle féconde profondément la lecture de la Bible. La Bible éclaire, parce que la Bible, lue lentement, sans préjugé, telle qu'elle se présente à nous, est la révélation de l'Écriture aujourd'hui. Comme en poésie, la Bible n'évite pas le morcellement, l'incohérence, voire la contradiction. L'histoire (le temps) est convoquée par la géographie (l'espace) au sein de récits qui cherchent moins à être plausibles qu'à laisser retenir des significations liées aux lieux et à la mémoire historique. La poésie, elle aussi, travaille dans le rhizome de l'indicible. Elle nous prépare singulièrement, à notre insu souvent, à la lecture de la Bible car elle suggère que toute parole est un mystère…

Il me plaît à citer, à ce propos, les paroles d'un Troubadour : Raimbaut d'Orange : "J'entrelace, pensif et pensant, des mots précieux, obscurs et colorés, et je cherche avec soin comment, en les limant, je puis en gratter la rouille, afin de rendre clair mon cœur obscur".

La poésie, on s'en rend bien compte, révèle le corps pensant. Il y a dans ce que l'épître aux Hébreux appelle les articulations et les moelles, une vie sourde, une vie primaire, essentielle, une vie infra-langagière, mais dont le langage dépend ; autrement dit : la vie du corps précède nos paroles, alors même que la parole circonscrit la conscience du corps.

La poésie nous fait violence a-t-on l'habitude de dire chez les poètes. Je serais tenté d'ajouter : la Bible, elle aussi, fait de la sorte violence à nos images. Prenons le simple exemple d'une parabole bien connue, celle du Pharisien et du Publicain. Là où le Pharisien pavoise dans le Temple, le bat sa coulpe. Et c'est, bien sûr, ce dernier qui rentre chez lui justifié. Une lecture moralisante de ce récit va nécessairement produire des injonctions : "Abaissez-vous nous dira-t-on,et vous serez élevés". Cela risque de produire une sorte de narcissisme à rebours. Mais si l'on entreprend une lecture "poétique" du même texte, celle-ci va faire immédiatement violence à tout narcissisme. Car si nous lisons vraiment la parabole, nous comprenons immédiatement qu'elle nous met dans une position impossible. Impossible de nous identifier à l'un ou à l'autre des personnages.

Tout naturellement, on se rend compte de la contagion de la Bible sur les poètes, car les "bégaiements", les césures et le mystère du Livre autorisent bien des traversées fulgurantes, ainsi qu'un va et vient entre le texte et l'expérience des poètes. Lorsque nous lisons des poèmes, c'est pour partir à la recherche d'un sens : cette expérience nous habitue et nous révèle que la Parole, dont il est tant question dans la Bible, si elle nous attire, demeure impossible à clôturer le langage. L'essentiel reste à dire. Les poèmes en témoignent à l'infini. La lecture poétique de la Bible a au moins le mérite de nous engager, dans la mesure où elle prévient notre tentation de codifier les Écritures, de les expliquer à bon compte, de les réduire à des images , et l'on serait alors tenté de parler de théologie poétique.

ANDRÉ

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Sources : "L'adolescence clémentine". Clément Marot. Librairie Générale Française. 2005.
"La poésie au XIXe et au XXe siècle." Problématiques essentielles. Didier Sevreau. Hatier. 2000.
"La poésie". Cursus. Jean-Louis Joubert. Armand Colin. 1999.
"Collectanea Cistercienza". Lucien Noullez.
"Poésies sacrée". Le Franc de Pompignan. (1755)

 

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Date de dernière mise à jour : 2023-12-24 08:43:44

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